Concepts théoriques

Banalisation des produits et bipolarisation du commerce

Bipolarisation de l’offre

La distinction traditionnelle entre biens de commodité, de comparaison et de spécialité établie par Copeland et dont Bucklin s’est inspiré pour décrire les différentes formes de vente, s’est estompée à mesure que certains produits de comparaison se sont banalisés et sont devenus des produits de base (e.g. l’automobile de grande série). Kotler et Simon-Miller considèrent de ce fait que l’ensemble des biens de consommation peut désormais se structurer en deux groupes : produits de base et produits de spécialité.

Six facteurs en interaction activent à des degrés divers le processus de concentration autour des pôles commodité et spécialité :

  • l’évolution du statut du produit,
  • l’évolution des comportements d’achats de base.
  • le progrès technologique,
  • la distribution de masse,
  • la baisse du prix relatif des produits,
  • la bipolarisation du commerce.

L’évolution du statut du produit est intimement liée à l’évolution des valeurs sociales qui sont désormais le critère déterminant en matière de segmentation. Ce n’est donc plus la classe du produit qui détermine son statut, mais sa valeur psychologique. Simplicité, durabilité, prix accessible sont les attributs d’une valeur fondamentale qui correspond à un produit de base. Fort contenu d’image, niveau élevé d’implication, dimension ostentatoire et cherté sont au contraire les attributs d’une valeur sélective qui correspond à un produit de spécialité.

Une restructuration identique affecte les produits traditionnellement classés de base. L’alimentation subit une polarisation entre produits premiers prix et articles de haut de gamme vendus en épicerie fine.

De ce fait, un même type de produit peut être investi d’une valeur fondamentale s’il est perçu comme un objet sériel (véhicule de tourisme), ou d’une valeur sélective s’il est perçu comme un objet précieux (véhicule de grand tourisme). Ainsi un même produit peut être perçu comme un produit de base ou une spécialité par des groupes de consommateurs ayant le même niveau de revenu, mais se référant à des valeurs différentes.

Produits de base et spécialités

Source : Kotler et Simon-Miller

Produits de base Spécialités
Volume Consommation de masse Consommation limitée
Production Standardisée Personnalisée
Sensibilité au prix Forte Faible
Attributs du produit Qualité en fonction de la durabilité et de la solidité Prestige en fonction de la marginalité et de l’authenticité
Image du produit Générique. Marque importante seulement si elle implique un avantage de prix/qualité Historique (antiquité), exotique (alimentation), ou esthétique (objet artisanal)

L’approche selon laquelle peu de consommateurs achèteraient à bas prix ou à prix élevés mais privilégieraient le prix moyen, a été relayée dès le milieu des années 80. Une nouvelle approche considère que la sensibilité au prix et à la promotion est en augmentation constante (Védrine) mais que l’individu adopte fréquemment et paradoxalement un double comportement : une attitude rationnelle dans la recherche de produits au meilleur prix possible pour une qualité donnée, et une attitude débridée se traduisant par l’achat de produits personnalisés, à haut niveau d’implication et à prix relativement élevé. Il recherche le meilleur rapport valeur/prix aux deux extrêmes : soit une qualité correcte au plus bas prix, soit la meilleure qualité avec une vraie valeur ajoutée et un niveau de prix correspondant.

Ce phénomène conduit à l’abandon du segment des produits de qualité moyenne à prix intermédiaires qui représente un avantage insuffisant, et au développement des ventes vers le bas et vers le haut de gamme (Pras).

Bipolarisation des gammes

Banalisation des produits

Le progrès technologique et les baisses de coûts de production enclenchent le processus de banalisation des produits. La consommation de masse l’amplifie et la généralise. La réduction du risque à l’achat qui en découle favorise leur introduction dans des formes de commerce non spécialisées, les multi- spécialistes. La banalisation des produits est d’autant plus forte que leur distribution est intensive et leur production standardisée (Tordjman).

La banalisation concerne l’ensemble des biens commercialisables. Elle n’affecte pas seulement les gammes mais aussi les classes de produits. Biens de spécialité à faible valeur d’image ou à niveau d’implication moyen et plus encore biens de commodité sont affectés par la banalisation, sauf ceux que leur nature, la valeur ajoutée qu’ils contiennent ou la qualité des besoins auxquels ils répondent, autorisent à se maintenir hors des circuits de distribution de masse.

Le cycle de la banalisation des produits

Source : Pascal H. Lambert

Le temps qui n’apparaît pas dans la Figure Le cycle de la banalisation des produits, constitue un paramètre majeur puisqu’il étalonne le cycle de vie des produits et joue sur l’évolution des attentes des consommateurs. La maturité détermine une plus faible différenciation des produits et une diminution de la valeur de signe. Parallèlement des attitudes de peur, de doute ou d’incertitude s’estompent au fur et à mesure que le produit devient familier et qu’il a déjà été éventuellement acquis ou consommé.

Dans un premier temps la distribution spécialisée ou sélective est relayée par la distribution de masse. Dans un second, les attentes de valeur de signe et de garantie des marques leaders tendent à être relayées par des attentes de prix et de qualité suffisante auxquelles répondent les marques de distributeurs et les premiers prix.

Ce modèle synthétise les différents éléments de la structure de l’offre qui va engager le processus de banalisation, et les différentes voies que celui-ci peut emprunter. La perte de statut peut conduire à une distribution de masse du produit considéré. A contrario l’introduction du produit dans un circuit de distribution de masse tend à accélérer la perte de valeur de signe.

Ainsi la conséquence, mais aussi la condition nécessaire, de la banalisation est un abaissement du niveau d’implication en même temps que les dimensions sociales sont laminées, la valeur psychologique fondamentalement modifiée et la position sur l’axe du statut sensiblement abaissée.

La banalisation constitue donc un mouvement de rapprochement des consommations qui favorise la simplification des articles distribués et par conséquent l’industrialisation de la distribution. Elle s’oppose à la segmentation fine des marchés et des comportements, qui pousse à la spécialisation.

 

Bipolarisation des classes et des gammes de produits

 

Car le commerce moderne, s’il est le premier bénéficiaire de la banalisation des produits qui lui permet de développer ses assortiments, en est aussi l’agent car il la fait progresser au fur et à mesure qu’il étend son propre domaine, en même temps qu’elle se développe. En d’autres termes le grand commerce annexe à son assortiment des produits qui sont au bord de la banalisation mais, dans un mouvement synchrone, cette annexion engendre la banalisation.

La banalisation de certains biens (informatique, bricolage, électroménager, Hi-Fi) a favorisé leur distribution par un commerce de commodité, en particulier le grand commerce qui a, de son côté, largement contribué à cette banalisation en les intégrant dans son offre commerciale et fondé en partie son développement sur l’expansion de son aire de compétence en termes de produits.

Toutefois, d’autres produits, qui étaient déjà banalisés, sont entrés pendant le même temps dans l’univers plus sophistiqués de la mode ou de la valorisation personnelle (sport, alimentation).

 

En annexant de nouvelles classes de produits tout en limitant son assortiment aux gammes de produits que toutes les catégories de clients achètent ou sont susceptibles d’acheter, le commerce moderne participe à la bipolarisation des produits et par voie de conséquence à la bipolarisation du commerce. La distribution spécialisée se voit confisquer les domaines d’activité soumis à la banalisation qui réduisent son champ d’activité ; mais elle se voit aussi réserver les domaines des produits haut de gamme, de spécialité en phase de croissance et de tous ceux dont les caractéristiques ont été définies précédemment

Les marges pratiquées par le commerce moderne participent activement au développement du processus. Il y a lieu de noter que le prix de vente d’un produit de spécialité peut devenir un multiple de celui d’un produit de base. Produit en petites quantités, personnalisé et à forte valeur ajoutée au stade de la production, il va supporter, en supplément, des marges de commercialisation importantes qui vont accroître d’autant la différence initiale de coût et donc le prix de vente au consommateur.

 

Impact de la distribution de masse sur le prix de vente public d’un produit (*)

 

Spécialiste indépendant Grand multi spécialiste
Prix tarif du fabricant h.t. 100,00 € 100,00 €
Montant total des remises, ristournes et avantages obtenus 5 % 30 %
Coût d’achat net h.t. 95,00 € 70,00 €
Taux de marque 40 % 20 %
Prix de vente public h.t. 158,30 € 87,50 €
Prix de vente public t.t.c. 190,95 € 105,50 €

* exemple tiré de cas réels.

Bipolarisation de la distribution

La bipolarisation des gammes et des produits induite par l’évolution des valeurs et des comportements, la banalisation qui développe l’univers des biens de commodité ainsi que les écarts de prix générés par les formes de vente économiquement les plus performantes, favorisent la bipolarisation du commerce car les attentes diffèrent selon que le produit est perçu comme un produit de base ou de spécialité. C’est le rôle du commerce d’identifier ces attentes et de les satisfaire en s’y adaptant.

Deux grandes formules tendent à émerger autour des pôles « high tech » et « high touch » correspondants aux produits de commodité et aux produits de spécialité tels que décrits par Stern, El Ansary & Brown :

  • celle du grand commerce moderne avec des magasins ayant un volume d’activité élevé, c’est à dire privilégiant la rotation des produits et pratiquant des prix inférieurs à la moyenne du marché. Il s’agit alors de points de vente s’adressant à une clientèle recherchant la commodité d’achat et considérant les produits proposés comme des produits de base.
  • celle d’un commerce spécialisé avec des magasins à faible volume d’activité mais justifiant des marges élevées par l’offre d’une proposition de services de meilleure qualité et personnalisés.

Cependant il ne faudrait pas réduire l’analyse à un commerce de riches et un commerce de pauvres. Il convient plutôt d’intégrer cette logique commerciale dans une perspective de différenciation correspondant à des ajustements à l’évolution de la relation consommateurs produits.

Cette bipolarisation commerciale peut-elle constituer une limite à l’expansion du commerce
moderne ?

L’extension de l’assortiment du commerce moderne butera-t-elle sur les limites d’un domaine défini par des systèmes de valeurs sur lesquels il n’a que peu d’influence ?

Il n’y a guère de doute que le commerce moderne soit en mesure de commercialiser tous les types de produits, même ceux à forte valeur d’image (cosmétiques par exemple). Mais la limite dans chaque type de produits entre commodité et spécialité sera fixée par le statut que le consommateur attribuera à la possession du bien ou à son appropriation.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une théorie mais plutôt d’une série d’hypothèses, les travaux de Davidson se révèlent décrire avec pertinence les évolutions récentes de l’appareil de distribution aux Etats-Unis comme en France. Davidson propose six tendances qui dirigent l’évolution des formules de distribution :

  • la croissance des systèmes intégrés de distribution dont les activités tendent à remonter le canal amont,
  • l’intensification de la concurrence inter-type liée à la multiplication des innovations en matière de formats de magasins,
  • la polarisation de la distribution commerciale entre des formules de plus en plus typées et aux caractéristiques divergentes,
  • le raccourcissement de la durée du cycle de vie des formules de vente,
  • le développement de firmes exploitant simultanément plusieurs types de magasins de détail et gérant plusieurs formules de distribution,
  • la progression de la vente hors magasin.

Tigert formule aussi un certain nombre d’hypothèses concernant les évolutions générales du système distributif qui enrichissent les apports précédents de Davidson :

  • la concentration de la distribution,
  • l’intensification de la concurrence,
  • l’augmentation du pouvoir du niveau « retail » dans l’amont du canal,
  • le passage, pour le consommateur, de la fidélité à des marques à la fidélité à une enseigne.

Les causes des évolutions restent cependant difficiles à identifier. Stevens envisage les causes des innovations et explique leur apparition par l’évolution des objectifs du management qui tend à maximiser ses opportunités. Ainsi certaines innovations représentent des tentatives d’ajustement face aux modifications de l’environnement, visant à doter la formule d’un avantage concurrentiel, et d’autres ont pour objectif l’accroissement de performance dans l’accomplissement d’une fonction de distribution.

Stevens propose à cet effet un modèle de dynamique du système distributif qui intègre les trois flux dont le système distributif assure la coordination :

  • un flux de biens et de services,
  • un flux d’informations,
  • un flux de consommateurs.

Typologie des innovations dans la distribution américaine

Source : Stevens

INNOVATIONS MOUVEMENTS DE FLUX BENEFICES CONSOMMATEURS
Vente par correspondance …substituent le mouvement de l’information et des biens à celui des clients Assortiment
commodité
Magasins spécialisés …substituent le mouvement de l’information et des clients à celui des biens Assortiment
Grands magasins …substituent le mouvement de l’information et des clients à celui des biens Assortiment
Commodité
Supermarchés …améliorent l’efficience du mouvement des biens Prix
Magasins entrepôts …améliorent l’efficience du mouvement des biens Prix
Centres commerciaux …substituent le mouvement de l’information et des biens à celui des clients Assortiment
Commodité
Magasins discount …améliorent l’efficience du mouvement des biens Prix
Vente à domicile …substituent le mouvement de l’information et des biens à celui des clients Commodité

 

Les hypothèses du modèle sont que les innovations ont pour but d’accroître le niveau de satisfaction du consommateur, soit en améliorant les conditions de fonctionnement de l’un de ces flux, soit en substituant un flux à un autre flux.

La limite de ce modèle tient à ce que le critère de substitution ou d’amélioration d’un ou de plusieurs flux ne permet pas de dégager des caractéristiques propres à chaque innovation comme l’indique le tableau précédent qui donne à penser que les supermarchés, les magasins entrepôts et les magasins discount sont des innovations de même nature.

En retenant deux caractéristiques techniques de la vente, le taux de marque et la vitesse de rotation des stocks, Gist définit quatre groupes de formes de distribution similaires par la combinaison de variables prises deux à deux : faible et forte marge, faible et forte vitesse de rotation des stocks.

Gist propose ainsi une structure polaire représentative des caractéristiques des formes de vente, c’est à dire des options stratégiques mises en oeuvre par les formules de distribution.

Davidson introduit le concept de polarisation des formes de vente aux caractéristiques de plus en plus opposées, dans ses hypothèses relatives aux tendances de l’appareil distributif. Hirschman utilise quant à elle, une structure polaire de représentation de l’évolution des grands magasins américains en retenant les variables prix et qualité dans un modèle qui intègre conjointement les préférences des consommateurs et la stratégie des firmes.

Tigert élargit le concept de polarité établi par Davidson et propose deux dimensions nécessaires à l’expression de la polarité des formes de vente : la taille du magasin, la structure de l’assortiment.

Le critère taille du point de vente rend compte de l’opposition entre petits et grands magasins tandis que les caractéristiques dimensionnelles de l’assortiment opposent la distribution de masse et la distribution spécialisée. La représentation met en évidence la polarisation croissante des formes de vente entre formules traditionnelles et formules modernes.

 

Typologie stratégique des formes de vente au détail

Source : Tigert

Stern, El Ansary & Brown soulignent aussi la polarisation croissante du commerce de détail. Ces auteurs observent deux pôles :

  • un pôle distributif « haute technologie » (High Tech) qui s’appuie sur le libre service et dans une moindre mesure sur des prix bas,
  • un pôle distributif « contact privilégié » (High Touch) qui offre un haut niveau de services personnalisés, du personnel de vente disponible, un prestige certain, ainsi que de nombreux services associés tels que la livraison, l’installation, les facilités de paiement, de même que la prise en compte des commandes spéciales.

Entre ces deux pôles subsiste un commerce traditionnel (department stores, traditional supermarket and variety stores) dont les clients sont soumis à l’attraction de ces deux pôles. Outre la pression exercée par les formules « haute technologie », les formules traditionnelles doivent affronter la concurrence de formules sans point de vente, comme la vente par réunions, en mesure d’offrir un haut niveau de services sans avoir à supporter les coûts d’un réseau de points de vente, et celle de la vente directe et à distance (télé achat, vente télématique, vente sur Internet).

 

Polarisation du commerce de détail

Source : Stern, El Ansary & Brown adapté de Arbeit

 

La limite de cette représentation réside dans le choix des critères retenus pour caractériser la polarité. Il semble dépendre davantage d’un jugement d’expert que d’une représentation objective du marché.