Concepts théoriques

Information et incertitude

  1. L’INCERTITUDE

La planification stratégique repose sur une hypothèse implicite forte : l’information disponible est suffisamment riche pour permettre des actions stratégiques précises (Martinet). Or l’environnement de la firme, son domaine d’action actuel et son domaine d’action potentiel, devient de plus en plus mouvant, de dimension importante, et complexe, ce qui place le décideur en déficit d’information. Quand le décideur est en situation d’ignorance totale ou partielle, il peut rechercher les informations manquantes et attendre que le niveau de certitude augmente, ou bien il peut prendre sa décision à partir des informations existantes.

La fonction de la structure est de collecter et de sélectionner l’information en provenance de l’environnement, afin de transformer les données traitées en informations qui génèrent à leur tour des décisions, qui elles-mêmes auront un impact sur l’environnement (Stratégor). Mais l’organisation est un système ouvert, en équilibre dynamique avec son environnement et que Thomson considère comme confronté à l’incertitude mais ayant besoin de certitudes car soumis à des normes rationnelles.

Trois dimensions de l’environnement qui en structurent l’analyse, sont
retenues :

  • le potentiel de l’environnement qui correspond à sa capacité à permettre à la firme d’atteindre ses objectifs de marché et de rentabilité,
  • la complexité de l’environnement, définie par le nombre et la variété de ses paramètres et de ses états,
  • la mobilité de l’environnement qui résulte de son dynamisme et dont la mesure est la vitesse d’évolution.

L’étude de ces dimensions détermine un système de contraintes au sein duquel la complexité croissante du champ d’intervention de la firme et sa mobilité, engendrent l’incertitude. L’incertitude concerne l’avenir, les événements ainsi que les résultats des actions de l’enseigne.

Pour Boisseau & Tarondeau, l’incertitude se caractérise par les liens, nombreux et complexes, qui associent la firme et ses partenaires externes, mais aussi les relations externes entre entités contribuant aux activités de la firme. L’augmentation de l’incertitude accroît les dépendances externes de la firme (Thomson). A l’inverse, sa réduction procure des degrés de liberté et augmente la marge de manœuvre.

L’incertitude se concrétise par l’événement imprévu, la perturbation à laquelle l’enseigne doit apporter une réponse par un ajustement optimal en termes d’offre, de temps de réponse et de coût.

Incertitude et risque

Incertitude et risque sont des notions souvent confondues mais la distinction est cependant fondamentale. Galbraith définit l’incertitude comme la différence entre la quantité d’informations détenue et la quantité d’informations requise.

L’incertitude dépend donc du niveau et de la qualité de l’information que détient le décideur, de sa connaissance de la situation (et aussi du niveau de confiance qu’il a dans ses estimations et ses prévisions), alors que le risque est la conséquence d’une situation d’incertitude, et de l’action entreprise par le décideur (Penrose). En d’autres termes l’incertitude est liée à l’état de la connaissance alors que le risque dépend à la fois de l’état de la connaissance, et des décisions arrêtées ou actions entreprises.

Le risque est associé à une opération (développement, nouveaux produits, investissements…). Tant qu’aucune décision n’est arrêtée ni aucune action entreprise, il n’y a qu’une situation de risque potentiel. C’est donc la décision qui sépare l’incertitude du risque, et plus généralement les différentes actions ou réactions ou flexibilités, de sorte que la même situation d’incertitude n’implique pas le même risque pour deux firmes considérées.

En fait le langage courant retient une définition moins restrictive quand il évoque un danger éventuel ou la probabilité d’un événement pouvant causer un dommage (Le Robert). Dans ce cadre, un événement éventuel plus ou moins prévisible ne correspond pas seulement à des menaces mais aussi à des opportunités (Threats & Opportunities), bien que le risque de ne pas supporter une menace n’ait probablement pas les mêmes conséquences que celui de rater une opportunité.

Les degrés d’incertitude

L’univers considéré est en général l’environnement de la firme mais les dimensions internes ne doivent pas être ignorées (rigidités structurelles, résistance au changement…).

Que l’univers de la firme présente des menaces ou des opportunités, plusieurs degrés d’incertitude sont à prendre en compte. La classification de Shubick est la plus détaillée. L’information permet au décideur de se situer sur l’une des trois classes suivantes : information complète, ignorance partielle, ignorance totale. A l’intérieur de chaque classe, différents degrés d’incertitude permettent de classer les événements en certains, vraisemblables, probables, possibles ou impossibles.

Les dimensions de l’environnement généralement proposées par la littérature pour caractériser le degré d’incertitude, sont les suivantes :

  • une dimension relative au niveau de complexité dont les deux facteurs déterminants sont la multiplicité des produits et la multiplicité des marchés (Boisseau & Tarondeau), et qui peut être aussi appréhendé par son niveau d’hétérogénéité (homogène-hétérogène) ou son niveau de différenciation (indifférencié-différencié),
  • une dimension relative à la mobilité qui peut-être appréhendée par la dynamique de l’environnement (statique-réactif, cyclique- acyclique), sa vitesse d’évolution (constante-variable) et sa turbulence (environnement stable-instable [1], phénomènes continus, discontinus).

La combinaison de ces variables de l’environnement conduit à des situations de quasi certitude (domaine de la planification stratégique), d’incertitude cernée (domaine de la prévision pour ce qui concerne le couple complexité-stabilité car il est possible de réduire l’incertitude à un certain coût et en un certain temps, ce qui n’est guère envisageable en situation d’environnement dynamique où la réponse sera plutôt la flexibilité en tant qu’adaptation ex post), et d’incertitude étendue (gestion du risque).

En termes de changement et d’adaptation, l’environnement peut être perçu par la firme comme stable, évolution sans transformation profonde, prévisible lorsqu’il connaît des modifications importantes mais discernables à l’avance et se prêtant à un calcul des probabilités, turbulent lorsqu’il détermine une forte incertitude à la fois quant à la probabilité des événements et quant à leur nature (Stratégor).

Les degrés d’incertitude induits par l’environnement

Environnement Simple
Homogène
Complexe
Hétérogène
Statique
Stable
Quasi certitude Incertitude cernée
Réactif
Turbulent
Incertitude cernée Incertitude étendue

 

L’horizon temporel est aussi un paramètre à prendre en compte car la dynamique à court terme de l’environnement n’est pas de même nature que celle à moyen ou long terme (Piganiol).

A court terme, l’enseigne est confrontée à une grande instabilité autour d’un niveau moyen d’activité, instabilité engendrée par des fluctuations régulières d’activités et des variations irrégulières (accidents).

A moyen et long terme l’enseigne doit faire face à une instabilité modérée autour d’une tendance (croissance, stabilité, décroissance) ainsi qu’à des ruptures potentielles liées à des modifications de comportements de consommation, à des changements de taille des marchés ou à l’innovation.

Les sources d’incertitude

Les sources d’incertitude sont nombreuses. Pour l’enseigne comme pour la firme industrielle, les incertitudes sont perçues comme des variables principalement externes et d’ordre économique et technique (la demande, l’offre, la technologie).

Il convient cependant de leur adjoindre des variables psychologiques, socio-culturelles et politico-légales.

Les résultats escomptés sont aussi soumis à l’incertitude : dans l’évaluation des résultats, dans les prévisions générales sur l’évolution du milieu, dans l’appréciation des résultats des concurrents (Ansoff), car l’incertitude découle aussi des limites de la nature humaine, et des imperfections des méthodes et processus d’analyse et de synthèse. Thomson retient une autre source d’incertitude interne, l’incertitude globale portant sur la compréhension des relations de cause à effet.

D’autre part, l’importance de chaque source d’incertitude dépend de la situation particulière de chaque firme. De plus cette importance est évolutive (Ansoff, Declerk & Hayes).

En ce qui concerne les enseignes du grand commerce moderne, les principales sources d’incertitude sont relatives à la demande et à la concurrence. Les aspects démographiques et économiques de la demande ont été approfondis au chapitre 3 ainsi que les évolutions comportementales des consommateurs. Les facteurs concurrentiels spécifiques au milieu des années 90 représentent une source additionnelle d’incertitude avec la généralisation d’une concurrence multiforme, des marchés en voie de saturation et le risque de nouveaux entrants, nouvelles formules de distribution en provenance de l’étranger ou nouvelles formes de vente. Quant à l’environnement politico-légal, il tend à devenir non plus une source d’incertitude mais une quasi-certitude en ce qui concerne les menaces (gel des autorisations d’ouverture ou d’agrandissement entre autres) qu’il fait peser sur la croissance, la modernisation et l’adaptation des enseignes aux évolutions de leurs marchés.

Précisons que sur un plan opérationnel, la demande est incertaine en terme de volume ou de niveau d’activité, ainsi qu’en terme de composition (produits, caractéristiques des produits, mais aussi marchés ou technologies).

Cette incertitude croît avec le niveau de diversité des produits qui induit un volume d’autant plus faible pour chaque référence. De plus la durée de vie de chaque produit est incertaine et l’incertitude croît avec la rapidité de l’innovation et des évolutions technologiques dans le secteur considéré, ainsi qu’avec la sensibilité du secteur aux effets de mode.

  1. LES MOYENS D’ACTION FACE A L’INCERTITUDE

En se référant aux trois degrés d’incertitude de la Figure précédente, différents types de comportements peuvent être envisagés :

  1. En avenir certain et prévisible, la décision optimale que doit prendre la firme est connue. Tout écart constaté à un moment donné ne peut provenir que de la non-prise en compte de certaines contraintes au moment de la décision initiale.
  2. En avenir aléatoire et en situation d’incertitude partielle, des combinaisons variées d’adaptations, basées sur les deux types suivants, s’offrent au décideur :
  • l’adaptation par la réduction voire la suppression de l’incertitude, en particulier au moyen de l’information et de la prévision,
  • l’adaptation aux événements, c’est à dire la flexibilité.

Dans le premier cas, selon Piganiol, pour une capacité de changement donnée de la firme, l’objectif sera d’accroître les possibilités d’adaptation en allongeant l’horizon temporel. La réduction de l’incertitude est obtenue par l’information et la prévision,

Dans le second, pour une connaissance donnée de l’environnement par l’information et la prévision, l’objectif sera d’augmenter la capacité d’adaptation. Cette capacité d’adaptation sera obtenue par la flexibilité.

  1. En avenir aléatoire et dans un environnement dont le caractère est défini en termes de risque, l’adaptation sera obtenue par des mesures de gestion du risque.

L’adaptation par la réduction de l’incertitude

La réduction de l’incertitude peut être obtenue soit par augmentation du niveau d’information, soit par réduction du besoin d’information, soit par une action spécifique sur l’origine de l’incertitude.

La recherche de l’information en mesure de rendre les événements certains est envisageable si l’incertitude peut être supprimée à un coût raisonnable [2] ou lorsque l’incertitude résiduelle est acceptable (Bataillie).

Information et prévision ont pour objet, à un niveau stratégique, de cerner le champ d’action actuel et de définir et évaluer le champ d’action futur, voulu et réalisable, sur lequel l’enseigne devra intervenir. Les moyens dont elle devra se doter pour opérer sur ce champ futur et dans les conditions environnementales prévues, sont ensuite déterminés.

L’information mesure les valeurs actuelles et historiques, niveau et vitesse d’évolution, de la taille et de la complexité de l’environnement. Elle doit mettre en évidence les exigences d’adaptation à court terme, liées au changements immédiats, importants ou fréquents, issus des évolutions de la clientèle ou de la concurrence.

La prévision a pour objectif de déterminer l’ampleur et la nature des changements attendus de l’environnement. Elle est particulièrement destinée à faire émerger les exigences de changement qui assureront la croissance de la firme. En cas d’incertitude importante avant prévision, marchés conjoncturellement instables ou variables à long terme (ouvertures de nouveaux marchés ou changements technologiques), la prévision procure une réduction du risque face à des concurrents mieux préparés au changement et une diminution importante des coûts d’adaptation lorsque les changements sont coûteux, cas des activités très capitalistiques (Piganiol).

L’adaptation par l’information et la prévision est une adaptation par décision anticipée, caractéristique de la planification stratégique. Elle implique la durée et suppose que l’enseigne dispose de temps. L’horizon temporel de l’adaptation est lointain ou peut-être repoussé.

Ce type d’adaptation est donc particulièrement bien adapté aux évolutions lentes ou perçues comme telles (démographie, modes de consommation alimentaires, habitat…). Elle se traduit : par des choix stratégiques en matières de concept d’enseigne, de structure d’offre, de politique d’implantation, par l’affectation de ressources, moyens et compétences. Il s’agit donc d’un mode d’adaptation qui débouche sur des stratégies opérationnelles lourdes, longues et coûteuses.

La collecte et le traitement des données nécessaires à une politique d’information et de prévision efficace impliquent une structure du système d’informations dont Galbraith) préconise le développement de la capacité ainsi que l’accroissement des canaux de communication, comme l’une des quatre voies permettant de maîtriser la complexité et l’incertitude.

Ce système doit être automatisé, pour être en mesure de fournir rapidement des informations diversifiées et détaillées concernant le court terme. Il doit être aussi adapté en permanence afin de pouvoir intégrer une complexité croissante issue de l’environnement mais aussi de la différenciation des gammes de l’enseigne et de la diversification des activités de la firme.

La réduction des besoins d’information telle qu’elle est proposée par Galbraith (1.5) en vue de maîtriser la complexité et l’incertitude peut emprunter trois voies :

  • la constitution de ressources tampons (slack ressources) obtenues soit en abaissant les niveaux de performances visés, soit en créant des ressources excédentaires (matérielles, humaines et financières), soit en utilisant au mieux les ressources existantes, c’est à dire en mettant à profit les capacités inemployées mobilisables à faible coût. L’objectif est de réduire la complexité à un niveau tel que la résolution en soit facilité, mais le niveau du tampon augmente avec le niveau d’incertitude, ainsi que le coût,
  • une forme d’organisation du travail basée sur le concept de tâches autonomes (self contained tasks) car la structure sectorielle qu’elles impliquent, permet une prise de décision à des niveaux plus proches de la base, importante source d’information.
  • la mise en oeuvre de formes latérales de communication et de prise de décision conjointe qui passe notamment par de nouveaux « rôles » d’intégrateurs (ou coordinateurs de processus) dont le category manager [3] constitue une illustration dans le secteur distributif.

L’adaptation par la gestion du risque

Selon Bataillie, le repérage de l’origine du risque est susceptible de générer des actions susceptibles de l’éliminer ou de le réduire : le risque interne de panne implique l’entretien préventif, celui de défaut de qualité, le contrôle (i.e. le froid négatif).

Le risque externe se gère principalement par l’élimination ou la couverture.

L’élimination du risque se réalise par évitement des projets incertains, comportement qui consiste à ne retenir dans le « portefeuille » de la firme ou de l’enseigne que les activités, marchés, régions, types d’implantation, segments, clientèles, fournisseurs, matériels, qui sont jugés porteurs d’un niveau d’incertitude, ou de risque associé, acceptable.

L’intégration, en particulier l’intégration verticale amont, comme la pratique le groupement Intermarché correspond à une variante de cette démarche.

La couverture du risque dans le secteur distributif est souvent assumée par des tiers. La perturbation est ainsi externalisée par partage ou transfert, grâce à des contrats formels ou implicites. Le contrat d’assurance est une forme habituelle de couverture par transfert à un tiers, comme le contrat de change à terme pour le risque de change.

Les risques liés aux variations du prix des produits, aux délais de mise à disposition ou aux performances de vente, sont ainsi couramment pris en charge par les fournisseurs au travers de contrats ou de chartes.

Les risques liés à la non-réalisation des prévisions de vente sont couverts par une clause de « reprise des invendus », tandis que le risque de rupture est assumé par le fournisseur qui s’engage sur un délai de réassortiment et stocke pour le compte de l’enseigne (transfert de coût). De même les perturbations liées aux fluctuations d’activité sont en partie reportées sur le personnel.

La couverture peut être partielle et ne couvrir qu’une partie du risque ; il s’agit alors d’un partage du risque (joint-ventures de Carrefour à l’international).

La couverture peut aussi être obtenue par la constitution d’un portefeuille optimal de produits, d’activités ou de processus. C’est la diversification qui est définie comme une recherche de limitation du risque de portefeuille de produits ou d’activités. On peut montrer qu’il est possible, par une diversification adéquate (non-corrélation des produits, des activités et des marchés), de diminuer le risque global pour une espérance de rentabilité donnée, ou encore d’augmenter la rentabilité pour un niveau de risque donné.

La limitation du risque peut se traduire par la diversification des marchés (internationalisation), la diversification des activités (Groupe Auchan/Association Familiale Mulliez [4]), la diversification des formats (Promodès et Casino dont les formats de magasins vont de la supérette à l’hypermarché) ou la diversification des gammes de produits dans les GSA, en particulier en direction du frais et du non-alimentaire.

 

 

[1] L’instabilité est le résultat de mouvements contradictoires sans résultante prévisible (Stratégor-2).

[2] Apter J. propose une grille d’arbitrage prévision-flexibilité.

[3] Le category manager anime et coordonne, pour une catégorie de produits, et dans une optique de cohérence stratégique, une cellule regroupant les fonctions achats, approvisionnements, promotions, ventes et gestion des stocks.

[4] Enseignes Groupe Auchan : Auchan, Leroy-Merlin, Boulanger, Décathlon ainsi que Flunch, A Marine, Pizza Pai et Pic Pain. Enseignes de l’Association Familiale Mulliez : Norauto, Finor, Pimkie, Kiabi, Phildar, Saint-Maclou.